Sysiphe, combattante Norse

Sans doute est-ce plus facile de supporter le sang des ennemis que les larmes de sa propre enfant.


Un départ dans le sang

Les cris me perçaient les tympans avec une violence inouïe. La foule, les gens qui hurlaient tout ce qu'ils pouvaient me donnaient une sensation de toute puissance. J'avais l'impression d'être invincible en cet instant, comme à chaque fois que je le vivais. Mon corps était délicieusement engourdi par la fatigue et la douleur du combat. Mes mains étaient crispées, elle ne semblaient plus vouloir lâcher le pommeau de mon épée et la chevelure de ma victime. Sous mes gants, les jointures de mes doigts étaient sans doute blanches à force de serrer. Mon souffle était court. À chaque fois qu'il se manifestait, un nuage de buée blanche sortait de mes lèvres entrouvertes et gercées par le froid qui régnait dans mon petit village. La neige autour de moi était tachée de sang. Elle tombait sur le pays, plus drue que jamais, mais cela n'empêchait pas la foule de sortir des maisons pour admirer le spectacle sanglant que moi et mes confrères pouvions leur offrir. Le froid, la glace, le vent, les tempêtes, tout cela ne saurait détourner les Norses de la violence gratuite que leur donnaient les arènes de bois construites en périphérie de certains villages. Et aujourd'hui ne faisait pas exception, surtout vu l'importance de ce rassemblement en particulier. Car ce n'était qu'une fois par an que la fièvre de la violence et du sang s'emparait de nous avec autant de pouvoir. C'était presque comme si une ordres de répurgateurs nous attaquaient. Cela nous donnait presque la même sensation de puissance et et la même dose d'adrénaline. Je faisais de nouveau honneur à mon village cette année, comme toutes celles qui avaient précédées depuis que je participais à cette rencontre. Je levai mon visage vers les quatre Jarls qui me regardaient. Lâchant arme et cadavre, je m'avançai vers eux et les fixai sans faillir malgré le sang qui coulait sur mes bras et mon front depuis la fourrure de loup blanc qui recouvrait mes cheveux de la même couleur. Je vis me meneur de mon village se lever et le silence se fit autour de moi. C'était si étrange. L'assourdissant vacarme des armes s'était tu, maintenant venait celui de la foule. Seul le vent nous hurla aux oreilles durant de longues secondes avant que le puissant homme ne lève son bras pour annoncer ma victoire. Alors les spectateurs braillèrent de plus belle. Je m'inclinai légèrement et sortis de l'arène pour me rendre dans la salle des armes qui se trouvait en dessous, récupérant la mienne au passage. Dans la grande pièce, les captifs promis à la prochaine bataille me regardèrent avec un mélange d'admiration et de peur. Ils allaient tous mourir, sauf un. Je les aurait presque plains. Presque. Une jeune femme, à la peau basanée et aux magnifiques yeux d'ambre, s’approcha de moi. Je m'assis sur un banc et elle commença par retirer la fourrure de la tête avant de m'essuyer le front. C'était la captive qui me servait avec le plus de ferveur. Elle m'avait d'ailleurs appris à parler de Reikspeil. Cela m'aidait à communiquer avec les quelques marchands venus s'égarer dans nos contrées. « - Vous avez une nouvelle fois honoré Baldeck. » Baldeck était le nom de mon village, perdu dans la partie centre ouest de la Norsca, vers la Mer de Glace. Il faisait partie de la tribu de Nyanlga rassemblant quatre villages sous l'autorité de notre roi, Jarl du village de Guèroi. J'y étais une des gladiatrices les plus réputées pour une bonne raison : être une Ulfwerenar m'apportait un avantage certain en plus d'une foule d'admirateurs. J'avais eu de la chance en un sens, même si la découverte de ce don particulier m'avait au départ valu la malédiction de l'une de vingt familles qui composaient notre village. En effet, alors que je n'étais âgée de pas plus de cinq hivers, j'avais agressé dans la rue un groupe d'enfant me jetant des pierres. J'en avait blessé deux et tué un. Les Ulfwerenars étaient d'ordinaire retenus dans leur frénésie, mais si jeune et pleine de colère je n'avais pas pris conscience de ma force et le petit garçon avait fini écrasé contre le mur d'une maison avant que deux guerriers ne m'arrêtent. Mon statut de mutante, d'être presque divin, m'avait sauvé d'une mort certaine, mais ma famille avait dû donner une captive en compensation à la famille de la victime. J'avais vécu par la suite un peu exclue. Je m'éloignais moi-même de l'aide que l'on aurait pu me donner. J'avais le besoin d'apprendre par moi-même. Je fus une chasseuse avant d'être une gladiatrice. Tout ce que je possédais aujourd'hui, je l'avais gagné comme une femme lointaine et indépendante. De même pour la captive sous mes yeux que j'avais capturé moi-même lors d'un conflit et que j'avais gardé à mon service.

« - Nani, tu n'as pas apporté à manger.
– Je suis désolée, je n'ai pas eu le temps de préparer quelque chose pour pour vos l'apporter avec les préparatif des Journées de Sang. »

Je fis un léger signe de la main pour lui faire comprendre ce que n'était pas grave. Je préférais manger chez moi de toute manière et je pouvais concevoir qu'elle avait eu du travail. Les Journées de Sang était un rassemblement annuel de la tribu de Nyanlga. Durant sept jours, une arène était monté dans le village qui accueillait l'évènement et des combats étaient organisés, dont les gladiateurs étaient la clef de voûte. Le deuxième jour allait s'achever et j'avais gagné tous mes combats. Il était rare qu'il y eut une mise à mort chez les gladiateurs durant cette manifestation car nous étions de précieux guerriers. Cependant, tuer dans l'arène n'était pas un crime et je venais de retirer la vie d'un brave homme dans la rage du combat. Je me levai doucement et sortis de la salle, à l'air libre, par les escaliers en pierre à moitié glissant à cause du verglas. Boitant parmi les gens, je regagnais ma petite hutte afin de trouver un brin de repos, suivie de ma captive. Je n'avais qu'elle et son frère jumeau qui me servait d'aide en allant faire mes courses chez le forgeron ou en m'accompagnant en chasse. Une fois dans la petite maison, l'homme noir m'accueillit en souriant de sa dentition plus blanche que la neige fraîche. Je le fixais et il nous laissa passer. Une fois dans ma chambre, je retirais mon armure et enfilais une longue tunique doublée de fourrure avec un pantalon et des bottes en cuir, attachant mes cheveux clairs pour éviter qu'ils ne me gênent. Je retournai dans la salle commune et ma fille me sauta au cou en riant. Petite Hilda aux cheveux d'argent. Elle avait les magnifiques yeux bruns de son père. Elle lui ressemblait d'ailleurs beaucoup trop du haut de ses 9 ans. Elle parla de sa voix vive, rapidement, pour me raconter son enseignement à l'épée avec un ami à moi qui avait accepté de lui donner quelques bases avant que je ne prenne moimême son entraînement en main. Car chez nous, les femmes devaient savoir se battre aussi bien, sinon mieux, que les hommes pour défendre le foyer. Posant l'enfant, je m'assis dans un fauteuil devant la cheminée, très peu préoccupée de la célébration qui aurait lieu dans la soirée pour fêter cette deuxième journée du rassemblement. Je regardai la fillette jouer avec un ours sculpté dans le bois que son paternel lui avait fabriqué. Dans mon égoïsme, j'avais essayé de le lui prendre afin qu'elle l'oublie mais elle n'avait jamais voulu s'en séparer. De la nourriture le fut apportée et je mangeais tranquillement alors que dehors résonnaient les rires des guerriers et les appels des femmes. Je perdis mon regard dans les flammes qui dansaient. Elles me rappelaient tant de souvenirs. Tant d'extases que j'avais connu il y avait de cela des années, alors que je n'étais pas encore ce que j'étais aujourd'hui. Ni connue, ni aisée, ni respectée de la sorte. Ni brisée. Alors qu'en mon sein battait encore un cœur tendre et amoureux. Désormais, cette jeune demoiselle n'existait plus, elle avait été remplacée depuis de longues années par une femme rude et sans la moindre compassion autre que pour sa fille. Un cri résonna devant chez moi. Je soupirais lourdement et allai ouvrir la porte pour trouver une jeune femme en train de rire dans les bras d'un homme plus puissant qu'un rocher. Une homme que je connaissais bien. Ma voix s'éleva dans l'air glacé de ce début de nuit :

« - Depuis quand tu dépucelles les jeunes mariées ?
– Je l'aide à rentrer chez elle. »

Je fixai la compagne de l'homme, lui lançant un regard brûlant. Un grondement naquit au fond de ma gorge. Elle se tendit et s'en fut rapidement, ayant soudainement retrouvé l'usage de ses jambes. Mon locuteur gronda, tout comme moi, et sa voix grave résonna contre les hutte sur un ton agacé :

« - De quoi tu te mêles au juste ?
– Papa ! »

Je ne pus retenir la tornade qui sortis derrière moi et se jeta au cou du guerrier. Ce dernier éclata de rire, à genoux, serrant l'enfant contre lui comme s'il s'était agit du plus précieux des trésors. Sans doute était-elle cela, pour lui comme pour moi. « - Qu'est-ce que tu fais ici ? Grondai-je.
– C'est ma fille.
– C'était.
– Tu me détestes, mais tu te détestes encore plus de m'avoir aimé.
– Je me déteste de t'avoir cédé. »

Toujours les même disputes, année après année. Dix ans que nous nous voyions une unique petite semaine depuis cette fameuse nuit. Neuf depuis cette fameuse aube. Jamais nous ne nous étions entendus tous les deux et cela ne sera jamais le cas. Que Grande nous garde d'une nouvelle folie, puisque Pòrìr n'avait su le faire. Je fixai l'homme alors qu'il se relevait en tenant la petite toujours dans ses bras. Il l'embrassa sur la joue avec une tendresse que je ne lui avais pas connu depuis ce qui me semblait être l'équivalent de toute une vie. J'entrai dans ma petite maison. Il resta sur le pas de la porte. Dans notre tribu, un homme n'entrait pas chez une femme seule si cette dernière ne lui en avait pas donné l'autorisation. Et jamais je ne l'avais invité chez moi. Il avait tenté une fois de franchir la porte de la maison et s'était retrouvé devant une véritable furie, ce qui m'avait valu l'entrée chez les gladiateurs. « - Maman, papa peut me dire bonne nuit ? » Je me tournai vers la porte restée ouverte et regardai ma fille. « - Dehors, oui. » Elle baissa les yeux. Je haussai les épaules et j'entendis l'homme lui dire bonne nuit et l'embrasser doucement, s'excusant de n'être passé que maintenant et pas la veille pour venir la voir. La petite mit pied à terre et fut emmenée dans sa chambre par une Nani attentionnée. L'homme me fixa avant de soupirer doucement et de montrer l'extérieur d'un geste semblant désinvolte.

« - Tu veux bien qu'on parle ? Au calme.
– On est au calme ici. »

Il leva les yeux aux ciel et fit un pas en avant. Cependant, un grondement de ma part le fit se stopper avant même le pallier. Cependant, je n'avais pas le cœur à lui refuser une petite parlote. Je mis une cape et sortis en sa compagnie. Ce coin était plutôt calme, la plupart des villageois étaient réunis dans l'immense et unique taverne de Baldeck. Nous avions donc de quoi discuter tranquillement. Le guerrier resta silencieux de longues minutes. Nous débutâmes notre petit tour habituel. Une fois par an, nous parlions au calme, sans dispute, sans rancœur, ou presque. Nous redevenions uniquement deux personnes qui pouvaient se parler sans dispute ni ressentiment particulier. Nous savions que c'était faux, mais nous en avions besoin. Sa voix s'éleva, douce, comme un murmure rauque et bestial.

« - Pourquoi ? Nous sommes de la même tribu.
– Mais pas du même village. Les loups et les ours ne sont pas fait pour s'entendre, tu le sais parfaitement.
– Sysiphe...
– Ulfir. »

Il me lança un petit regard que je sentis. L'instinct d'Ulfwerenar sans doute. Il me plaqua dos contre un mur, son visage à quelques centimètres du mien. La passion était toujours présente. Le désir. Une attirance si intense qu'elle nous broyait tous les deux de l'intérieur. Nos souffles se mêlèrent à un rythme accéléré. Il plongeai son regard dans le mien, deux pierres volcanique rencontrant deux saphirs. Il garda le silence durant de longues minutes. Nous ne bougeâmes pas. Dire que nous étions toujours deux jeunes personnes encore prisonnières du jeu de l'amour après tant d'années. Je ne voulais pas voir cela. Il était d'un autre village, je ne voulais pas me marier, Hilda était ma fille. Il la voyait une fois par an lors des Journées de Sang et cela suffisait largement. Je détournai le visage alors qu'il voulut m'embrasser. Pas de cela. Plus de cela. « - Je suis ton combattant de demain... » Je le fixai de nouveau, sursautant à son annonce prononcée à mis voix. Il se recula, le visage fermé, et s'éloigna loin de moi. Il ne renonçait pas à l'idée de nous faire vivre tous les deux malgré mes réticences. Il voulait une famille, il me voulait moi, et notre fille. Je regardai sa silhouette disparaître vers la taverne et je rentrai pour ma part, plongée dans mes pensées. Je fis un léger détour par la chambre de Hilda pour l'embrasser sur le front avant d'aller m'allonger dans mon lit. Le sommeil me fuit cependant et je m'assis, adossée contre la tête de lit en bois, mon corps nu couvert des fourrures qui me servaient de couettes. Toute mon histoire remontait toujours dès que je le voyais. Elle était pourtant une évidence dans mon cœur mais je ne l'acceptais pas. Dix ans plus tôt, je lui avais cédé, dans son village lors de cette même rencontre, alors que nous nous étions un peu trop enivrés de vins à la fin des festivités. J'avais découvert que je portais son enfant, et un an plus tard, il avait tenté d'entrer chez moi sans mon accord afin de voir le fruit de notre passion et me demander de vivre avec lui. Pour protéger ma petite fille, mon intégrité, les bases de mon monde qui s'étaient fissurées depuis notre nuit, je l'avais sortis à coup de griffes et de crocs. J'avais fait preuve d'une violence inouïe. Ulfwerenar lui aussi, les quatre villages avaient eu droit à un combat de loup contre ours. Et je m'étais décidée après cela à commencer en entraînement intensif de gladiatrice. Étant mère seule, j'avais pris cette décision pour offrir à ma fille la plus belle des vies : une mère forte, courageuse, combattante, et de quoi manger tous les jours à sa faim. J'avais combattu en partie pour elle mais également pour me libérer moi-même de ma souffrance. Trop fière, trop solitaire, surtout depuis la découverte de mon don donné par nos divinités, j'avais tout fait pour être la réincarnation de la grande Tyrra, me perdant dans le sang et le combat pour ne plus penser aux bassesses de l'âme humaine et aux tourments qu'elle enfantait. Nous nous aimions, mais nous nous déchirions, notre relation était ainsi faite. Un soupire coula le long de mes lèvres pulpeuses alors que mon regard se posait sur l'extérieur. La neige tombait de nouveau drue sur le village. Alors que mes yeux se fermaient lentement, un cri assourdissant perça mes tympans, me faisant bondir de mon lit comme la louve sauvage que j'étais. Je courus dans la chambre de ma fille pour y trouver les cadavres de mes deux captifs, coupés en deux tous les deux. Et pas une trace d'Hilda. Mon cœur d'un coup cessa tout mouvement et je fus prise d'une violente colère. En appelant à Tyrra pour m'aider à trouver les responsables et à Baldur pour qu'ils connaissent une mort lente, douloureuse et qui ne les mènerait jamais à l'honneur, je sortis de chez moi en poussant un hurlement qui résonna dans tout le village. Mes coussinets frôlaient la neige à peine tombée alors que d'autres flocons se mêlaient à mon pelage. Dans ma course folle, je n'entendis pas de suite les pas dans mon dos. Et pourtant, un ours imposant me barra la route en se dressant sur ses pattes arrières. Mais avant que je ne puisse lui sauter au cou, il me montra une direction. Je le suivis le plus rapidement possible. Durant tout le reste de la nuit, nous patrouillâmes tous les deux les sentiers de notre territoire. Le lendemain dans la soirée, une battue fut organisée. Personne ne chanta la victoire de Ulfir contre moi. Tous cherchaient ma fille. Mais pas qu'elle. La même nuit,en plus de Hilda, quatre autres fillettes avaient été enlevées. Les Journées de Sang se terminèrent, sans qu'aucune ne soit retrouvée. Le vitki fut consulté mais il ne vit rien. Les fillettes semblaient perdues à tout jamais. Cependant, je ne me résignais pas à perdre mon enfant de la sorte. Et je savais que seuls les démons pouvaient m'aider à comprendre ce qui s'était passé, car ce n'était point le fruit des hommes que cet enlèvement, sinon nous aurions au moins pu pister des odeurs. Un matin alors, avant l'aube, je pris mon armure, mes armes, et je quittais mon village. En jurant d'y revenir avec les enfants disparues ou de mourir dans ma quête.

Image © Raaamen. Female Rengar.

Une nouvelle page

Pendant son aventure, Sysiphe a rencontré de nombreuses personnes. Certaines sont devenues très importantes à ses yeux comme Sorn par exemple, un elfe noir qui l'a suivi dans sa quête pour retrouver sa fille. Elle a d'ailleurs fini par retrouver sa trace mais n'est pas retournée chez elle par la suite. Car pour elle, Baldeck était déjà protégé par de courageux guerriers, alors que le monde, hors de la Norsca, avait besoin de personnes comme elle, qui ne craignent pas de saigner et de mourir. Elle s'est donc engagée sur un chemin bien différent de celui qu'elle s'était vu emprunté : elle est devenue chevalier de la Panthère, au service de l'ordre de Morr. Elle reste donc dans l'Empire avec sa fille et Ulfir, qui refuse de les quitter pour le moment.

Image © Syh3iua83