Pandora, Ventue de Nantes

L'éternité peut être une bénédiction comme une malédiction. Le secret est de voir les choses sous le bon angle.


    Il est temps pour moi, après tant d'année, de commencer à poser sur le papier une partie de mon existence. Elle semblera bien irréelle à beaucoup de gens. Elle sera là uniquement pour ceux qui peuvent croire en quelque chose d'extraordinaire, de fantastique. Ce n'est malheureusement pas à la portée de tout le monde. À notre époque, où les peureux craignent d'affreux monstres et où les adolescentes sont friandes de buveurs de sang séduisants qui promettent la vie éternelle, notre place est de moins en moins claire. Sans doute au Moyen Âge, ou à d'autres époques, était-il plus facile pour les êtres de la nuit tels que moi de se faire une place dans la société. Ils suscitaient la peur, l'angoisse, l'étreinte du désir et de la mort. Alors que de nos jours, on se moque. On nous brandit à la figure des clichés qui se veulent le reflet d'une réalité déformée par les envies de sexe de femmes en manque d'hommes virils.

    En tant qu'humaine, j'ai toujours été une fervente croyante. Le Seigneur avait toujours éclairé ma voie et m'avait sans cesse conseillé. J'étais de celle qui savait reconnaître des Signes là où personne ne les voyait. J'étais destinée à servir ma religion, à entrer dans les Ordres peut-être ou alors à suivre le chemin des Cieux d'une quelconque autre manière. Avec mon chapelet autour du cou et mes robes sombres, j'étais l'image même que l'on pouvait se faire de la religieuse. Ma famille m'avait élevé dans la plus pure tradition chrétienne. Je suis issue d'une ancienne lignée, ayant apparemment eu une quelconque importance durant les Croisades. Des histoires dont mon frère et ma sœur étaient très gourmands durant notre enfance. J'avais, personnellement, vu ces actes comme une barbarie. Mais loin de vouloir attirer les foudres de mes fervents parents, je n'en avais jamais rien dis.

    Ma mère était fille d'un maréchal ferrant et d'une institutrice. Elle avait toujours vécu selon les rites et les traditions de notre religion. Une femme bien élevée, qui savait se taire en société pour laisser son importance à l'homme. En somme une bonne petite épouse, une bonne petite mère, soumise à tout ce que pouvait lui faire subir son imbécile de mari.

    Et son imbécile de mari, c'était mon père. Un « sang bleu » comme il disait. Il se considérait presque de lignée royale alors que sa famille avait juste enfantée quelques bons membres chez les Templiers. Mais les nobles sont ainsi faits : dès que vous leur donnez un semblant d'importance, ils se croient plus puissants que tout les autres de leur rang. Au final, ils ne se rendent pas compte de la solitude dans laquelle ils s'enferment peu à peu. Seigneur que je peux maudire un père pareil. Je pensais ne jamais terminer comme lui, comme mon frère et ma sœur, mais je crois que je suis pire qu'eux au final. Moi, contrairement à eux, je ne peux même pas donner l'illusion d'avoir une vie.

    Fille d'une soumise et d'un chirurgien qui se croyait roi donc. Sœur d'un professeur de neurochirurgie dans une grande université et d'une auteure à succès dont le dernier roman pornographique se vendait comme des petits pains. Au final, sans doute suis-je la seule à avoir gardé en moi la véritable foi que notre religion nous demande d'avoir.

 

    La plume se figea au-dessus de la feuille, laissant une goutte d'encre tacher le papier blanc comme neige. La créature projeta son regard sombre par la fenêtre. Sur Nantes, la neige tombait doucement. L'hiver frappait fortement le pays, ce n'était pas habituel. Depuis 75 ans que la demoiselle foulait cette terre, elle avait rarement vu un manteau blanc si épais sur la ville française. Elle vivait pourtant ici depuis de très longues années. Ses yeux glissèrent sur la tapisserie baroque qui décorait les murs du bureau, lui aussi baroque. Des meubles imposants, en bois sombre, rendaient la pièce presque étouffante. Le feu dans la cheminé donnait encore plus cette sensation d'oppression avec les ombres angoissantes qu'il dessinait dans tous les coins. Beaucoup de la race de l'écrivaine n'auraient pas supporté cette présence aussi instable qu'étaient les flammes. Bien qu'elle ne se sente pas aussi à l'aise qu'un humain face à ce phénomène, elle avait toujours aimé entendre le bois craqueler sous la brûlure. Elle ne se privait donc pas de cela, même maintenant. Ses prunelles, après avoir pris le temps de faire le tour de la pièce, se posèrent sur une porte en bois entrouverte. La lampe de chevet était allumée. La personne allongée dans le grand lit confortable ne dormait donc pas encore. Le sommeil n'allait pas tarder à faire son office vu l'heure qu'il était.

    La créature fixa de nouveau la page, réfléchissant à ce qu'elle pouvait bien écrire. Si quelqu'un tombait sur cela, c'était signer son arrêt de mort. Mais elle était loin de craindre les Hommes et leur désir illusoire d'éradiquer le Mal de la planète. Elle se leva et se planta devant la fenêtre. Dehors, quelques voitures roulaient bien trop rapidement dans la rue. Ses souvenirs se firent plus intenses alors qu'elle vit passer devant l'immense bâtiment un couple qui semblait presque voler au-dessus du trottoir gelé. L'image d'elle-même, quelques années plus tôt, se refléta dans la vitre. Elle tenait cet établissement depuis des années à l'époque. Une école privée pour jeune filles, un lycée religieux ayant pour but de former les futures femmes du monde. Vu le prix que les pensionnaires payaient, la jeune directrice – ayant pris la suite de sa grand-mère paternelle – se devait de fournir les meilleurs professeurs et cours. Elle n'avait jamais dérogé à cette règle qui était encore aujourd'hui ce qui comptait le plus pour elle. Seule, elle s'entourait d'enfants qu'elle ne voyait que la nuit, en parcourant les couloirs vides de l'immense bâtiment, croisant parfois une demoiselle ayant fait le mur ou voulant boire un coup. Perdue dans ses pensées, elle se souvint d'un événement qui avait secoué l'établissement et surtout la propriétaire, plus que de raison. Pour ses trente ans, elle avait organisé une soirée. C'était également l'occasion de fêter le centenaire de l'établissement. Des gens plus qu’influents et riches avaient été conviés. Son père avait tout fait pour que les médias parlent d'eux et qu'ils se voient entourés des personnes les plus importantes. Coincée dans sa robe noire faite de dentelle et de soie, la jeune trentenaire avait passé la soirée à discuter avec les parents de ses pensionnaires, quelques futures arrivantes et des personnalités dont son père se targuait d'être le plus proche ami. Ses cheveux noirs remontés sur sa nuque en un chignon serré lui donnaient l'allure d'une princesse prisonnière de son rang. Sa taille mise en valeur par le corset sous sa robe accentuait un peu plus cette sensation. Tout cela contrastait avec le rouge grenade qui habillait ses lèvres. Avec ses hanches de femme un peu trop rondes, et sa poitrine un peu trop forte, elle ressemblait à n'importe qui. Rien ne la faisait sortir du lot hormis le fait qu'elle était la concernée de cet événement. Et pourtant, elle avait rencontré ce soir-là celui qui avait changé son existence à jamais. Un homme que son père lui avait présenté comme un très important PDG. Elle avait passé un bout des festivités à discuter avec lui avant de s'éclipser sur le balcon. En plein hiver, une pluie fine tombait sur la ville. Elle avait été rejoint par Alexandre qui lui avait murmuré au creux du cou :

    « - Comme c'est pédant de se croire Sang Bleu, miss. »

    Elle lui avait répondu de sa voix détachée qu'elle ne se pensait pas ainsi, que seul son père croyait à cette illusion dans laquelle il se noyait. Un rire rauque avait alors résonné autour d'elle.

    « - Voulez-vous voir un véritable Sang Bleu ? »

    Elle s'était tournée vers lui, faisant face à des crocs aussi acérés que ceux d'un tigre. La peur s'était mélangée à la curiosité en elle. Comment pouvait-elle se sentir attirée par une créature que la Bible considérait comme le diable en personne ? Sa foi avait flanchée une seconde. Ne fut retrouvée plus tard qu'un chapelet sur le sol alors que la jeune femme mourait, dans la chaleur de son lit, pour renaître, aussi froide que le marbre.

    Un sourire naquit sur les lèvres de l'immortelle alors qu'elle se souvenait. Elle retourna à sa place et reprit sa plume, glissant ses mots sur le papier.

 

    Après cela, tout fut différent pour moi. Durant une année, Alexandre m'enseigna ce qu'il y avait à savoir pour continuer de vivre. L'expression de « cadavre exquis » n'avait jamais été aussi bien inventée que pour nous. Tout changea autour de moi. Mes trente ans furent l'âge de ma mort. Pourtant, officiellement âgée de plus de soixante-dix ans, je possède toujours la fraîcheur de cette jeunesse à jamais conservée par une morsure d'animal. En tant que Ventue , il me fallut trouver le sang qui me correspondait. Heureusement pour moi, les adolescentes ne furent pas mes cibles. Mes pensionnaires, même sans savoir ce que leur directrice était devenue, pouvaient dormir en paix. Il me fallait le sang d'un adolescent, entre douze et seize ans. La chasse me fut assez compliquée au départ. Ce n'était pas les proies les plus faciles à convaincre. Les jeunes n'avaient plus peur de rien de nos jours.

    L'image de mon établissement vacilla durant cette première année. On ne voyait d'un coup plus la directrice et propriétaire des lieux. Cela fut beaucoup plus rude à gérer pour moi que le fait de ne plus voir ma famille. Certains disaient que j'étais terriblement malade, d'autres que j'étais sous le joug d'une secte et que j'utilisais les fonds autre que pour le bien-être de mes pensionnaires. La moitié me fut retirée. Certains commencèrent à me comparer à la Bathory et pensaient que je me nourrissais du sang des demoiselles hébergées chez moi. La situation s'arrangea cependant lorsque, à la fin de l'année, les demoiselles vivant toujours sous mon toit témoignèrent que je n'étais ni malade ni démoniaque. Et à la rentrée suivante, autant de jeunes femmes s'inscrivirent que pour les autres années, ou presque. On ne combat pas si facilement les peurs et les préjugés.

    Après cette année, un soir, je m'éveillai seule. Alexandre m'avait dit qu'il me laisserait une fois que je saurais me débrouiller. Je m'étais préparée à vivre sans lui. Mais malgré l'agitation qui régnait dans l'établissement, géré par la directrice-adjointe que je voyais le soir après sa journée de travail et qui savait tout de mon statut, je me sentais plus prisonnière de ma solitude que jamais.

 

    « - Vous n'avez pas faim ? »

    Tout à son écriture, la créature sursauta violemment en entendant cette question venant de la porte entrouverte. S'y trouvait celui qui aurait pourtant dû dormir depuis des heures déjà. Soupirant légèrement – un trait humain qu'elle n'avait toujours pas perdue – l'éternelle porta son regard froid sur l'être tremblotant. Elle secoua la tête.

    « - Vas dormir. Je viendrais plus tard. Quand j'aurais terminé.

    - Vous dites toujours ça, et vous buvez en vitesse avant de vous coucher à chaque fois.

    - Je sais. Vas te coucher. »

    L'adolescent acquiesça et disparu dans la chambre. Cependant, sans que cela ne surprenne la créature, la lampe de chevet resta allumée dans la chambre.

 

    J'avais toujours eu une âme charitable, religion oblige. Même en ayant dû abandonner ma foi, les valeurs qui avaient forgé la personne que j'étais ne s'effaceraient jamais. Aider les plus démunis, apporter un peu de joie à ceux qui en avaient besoin, un peu de nourriture aux affamés. Ces actions, que je devais faire par le biais de ma directrice adjointe, apportaient sur l'établissement une bonne image.

    En plus de vingt ans, j'étais très rarement sortie de ma chambre. Pour la chasse uniquement. Alors que la nuit prenait ses droits sur la ville, je descendais les escaliers, je passais la porte du pensionnat et je partais en quête de mon repas. Chaque soir, j'arrivais tant bien que mal à trouver quelqu'un qui pourrait satisfaire ma faim. Je tuais rarement ma victime, ennuyée de donner la mort. Une de mes proies fut un jeune adolescent de treize ans. Fin, assez petit, il avait de longs cheveux blonds et de grands yeux bleus. Il s'était donné à moi alors qu'il errait dans les rues. Je n'avais pas pris sa vie, je l'avais déposé, inconscient, sur un banc dans un parc après m'être nourrie. Sans savoir que j'allais croiser sa route une nouvelle fois, quelques mois plus tard.

    Malgré ma vie nocturne, je me tenais au courant de ce qu'il se passait dans notre ville et dans le monde. Un soir, alors que je lisais le journal, je fus attirée par un fait divers. Un hôtel de luxe avait pris feu. Autre la cinquantaine de clients qui avaient péri se trouvait toute une famille, les propriétaires des lieux. Seul le fils cadet avait réussi à échapper à ce funeste sort, de sortie ce soir-là. Une photographie de l'adolescent trônait à côté de celle de l'hôtel détruit par le feu. Il avait fini dans un orphelinat. Sans doute mon âme un peu trop tendre avait-elle parlée en cet instant, ou alors le poids des vingt-trois années que j'avais passée si seule, mais je pris rendez-vous avec la directrice de l'orphelinat la soirée suivante. Sous l'influence que j'avais à Nantes, elle ne me refusa point cet entrevue pourtant à une heure si tardive.

    C'était si beau d'avoir de l'argent. Trois mois plus tard, et avec l'appuie de l'adolescent, ce dernier emménagea chez moi. Je l'avais pris sous mon aile, j'allais lui apporter tout ce qu'il pouvait désirer, tout ce dont il avait besoin. Je l'avais inscrit dans un lycée privé près du pensionnat et il ne manquait de rien. La nuit cependant, il me servait de garde manger si je pouvais dire. Lui-même ne s'en plaignait pas. J'étais consciente du pouvoir que j'avais sur ce petit être, qui semblait si fragile. Au moment où j'écris ces lignes, cela fait presque deux ans qu'il vit chez moi. Il est devenu la lumière qui éclaire l'obscurité de mon existence nocturne. Nous nous voyons peu, uniquement pendant son dîner et lorsque je dois me nourrir moi-même. Je me couche avant qu'il ne se lève pour aller en cours. Je ne vais pas aux réunions de son lycée. Je ne connais pas ses professeurs ni ses amis. Je suis loin de tout cela. J'aurais simplement pu le tuer le premier soir, mais désormais il m'est impossible de lui refuser quoi que ce soit. Sauf une chose, qu'il me réclame depuis des mois déjà.

    Je sais que je ne peux pas stopper sa croissance à n'importe quel prix. Bientôt, je ne pourrais plus me nourrir de son sang, il sera trop âgé. Pourtant, je ne peux me résoudre à me passer de cette puissante sensation de pouvoir que cela me confère. Et je ne peux non plus pas céder à son envie la plus intense : celle de devenir comme moi. Ses arguments ne sont pas les bons pour moi. Il aura beau me répéter qu'il ne veut que rien ne change entre nous, et qu'ainsi transformé je pourrais toujours boire son sang, rien ne me fera fléchir. Il ne peut pas comprendre tout ce que cela implique que je boive son sang alors qu'il sera immortel. Égoïstement, je choisis de moi-même de le laisser vivre. Et alors que moi je serais toujours là, jeune et fraîche, lui se verra vieillir jusqu'à ce que la mort ne vienne le cueillir. Je me refuse à lui céder le pouvoir que j'ai actuellement sur lui. J'ai certes choisis de rejoindre le clan de la nuit, mais je ne lui souhaite pas cela. Ce serait imposer une trop grande solitude pour un être si frêle et au cœur si tendre.

    Je sens depuis des mois déjà qu'il me supplie du regard de lui céder, mais je ne le ferais point. La beauté de la mortalité lui va trop bien. Je ne peux pas me résoudre à voir ses joues roses virer au teint cadavérique qui m'habille.

 

    Elle se releva doucement en détendant ses épaules. Penchée sur la feuille depuis de trop longues minutes, elle en avait des courbatures. Elle prit le temps de s'étirer avant de ranger la plume, le carnet dans lequel elle avait commencé à consigner sa vie et de remettre son fauteuil en place. Tout était parfaitement rangé, à l'image stricte qu'elle donnait. Elle regarda dehors avant de se rendre dans la chambre. Le jeune adolescent était en train de s'endormir sur son livre. Elle le lui prit des mains et il lui sourit alors qu'elle s'asseyait sur les couvertures et qu'elle passait sa main sur son front.

    « - Tu dois dormir.

    - Je vous attendais.

    - Tu sais bien que je me couche au lever du jour.

    - Je n'aurais plus à vous attendre si vous…

    - Tu connais ma réponse. »

    Elle l'avait coupé, connaissant sa phrase par cœur. Il fronça son petit nez d'un air mécontent. Il lui sortait souvent qu'il serait jaloux de savoir qu'elle doive boire le sang d'un autre lorsqu'il ne serait plus en âge de la nourrir. Elle lui répondait qu'elle préférait le savoir humain. Une dispute suivait généralement, ce qui avait de quoi la fatiguer. Mais ce soir, l'adolescent préféra ne rien dire et lui tourner le dos. Elle leva les yeux au ciel et se leva pour sortir de la chambre.

    « - Bonne nuit, Sacha. »

    Il ne répondit rien.

Images Pandora et Sasha © Saint Seiya, The Lost Canvas